"Lui, un espion ? une taupe du Kremlin à Paris pendant plus de vingt ans ? un agent des Soviétiques infiltré dans les rouages de l'OTAN ? un homme condamné à mort pour haute trahison ? Lui ?" Lui, c'est Georges Pâques, la principale taupe soviétique en France durant la guerre froide, auquel Pierre Assouline consacre l'une de ses enquêtes, à la suite d'une longue interview que le vieil lui a accordée, et qui le plonge dans une fascination presque malsaine pour le personnage. Car Georges Pâques est ordinaire et banal ("Georges Pâques est un climat semi-océanique de plaine typique du Bassin parisien, aux températures modérées, parfois susceptible de précipitations en raison de perturbations atlantiques"), avec un côté amateur presque attachant - voir son incapacité à faire fonctionner les gadgets de la panoplie du parfait espion que ses officiers de liaison s'obstinent à lui fournir.
Au cours des mois et des années, s'installe entre l'auteur et son sujet une intimité d'un genre bien particulier, matérialisée par l'attente du narrateur sous les fenêtres éclairées, de nuit, de l'ancien espion : "je ne sais plus ce qu'il est au fond car plus je le fouille dans sa complexité, moins il est réductible à une épithète", "Georges Pâques me hantait à mon insu". Et de fait, cette radioscopie est bel et bien intrigante ; et quand bien même l'auto-mise en scène du narrateur peut un peu agacer (surtout que sa dimension littéraire est bien moins affirmée que dans le brillant HHhH de Laurent Binet), il reste passionnant de suivre la démarche de l'enquête, du "bricolage" et de la construction du récit, qui n'est, au sens strict, ni vraiment un récit, ni tout à fait une enquête.
Une plus jolie plume que dans Lutétia dont le sujet était, du reste, passionnante, mais encore cette recherche un peu vaine de la formule ; néanmoins quelques jolies trouvailles, et toujours la multiplication des références (Graham Greene, Simenon, John Le Carré, Sorj Chalandon), qui, de fil en aiguille, donne envie de lectures "en rebonds", comme par exemple pour le grand classique du genre qu'est Le troisième homme. Surtout qu'Assouline brosse un joli plaidoyer pour une réhabilitation du roman d'espionnage : "Le roman d'espionnage selon mon goût n'existe pas. C'est un microcosme du monde : il englobe tous les mobiles. On peut espionner par amour, haine, cupidité, idéologie, ressentiment, patriotisme, déception, plaisir, parce que le quotidien est ennuyeux, ou parce qu'on se sent supérieur. Mais dans tous les cas, c'est de la vie qu'il s'agit. La vie et rien d'autre. Le monde du Renseignement n'est qu'un décor particulier pour la mise en scène de sentiments et de pulsions qui se trouvent déjà dans la Bible et dans Shakespeare."
En bref, une lecture plaisante, en dépit du style et de quelques longueurs, l'analyse psychologique et la sorte de connivence établie dans la perspective biographique, avec empathie assumée, faisant le principal intérêt du bouquin, un peu à l'instar du Limonov de Carrère. Pour prolonger, un chouette roman sous forme de fausse biographie, de Dominique Jamet : Un traître.
"Un archipel de solitudes peuple l'âme de tout espion. Encore que cette qualité accorde une certaine noblesse à celui qu'elle désigne ; nous sommes tous plus ou moins sensible à un certain romantisme de l'espionnage. "Taupe" animalise la fonction sans la bestialiser pour autant ; le rapprochement avec le petit mammifère qui s'ébroue dans les galeries souterraines en est presque charmant ; on en oublierait qu'il est dépourvu d'oreilles apparentes, et qu'il n'y voit rien, ce qui n'est guère indiqué pour un agent de renseignements. "Agent double" sonne déjà moins fièrement qu' "espion", car une double loyauté implique nécessairement une trahison. "Traître" est insupportable : c'est une tache, une insulte, un fardeau. Les circonstances n'y font rien, on ne s'en remet pas. Impossible qu'un tel homme n'ait pas ruminé cela pendant près de vingt ans. "Haute trahison" ? Cela anoblit. Sauf qu'il n'y en a pas de basse."
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