Waltenberg, Hédi Kaddour


Où l’on apprend les subtilités de la fabrication de la bombe dans les secrets de beauté des dames ;

Où les espions mangent des Linzertorte dans des hôtels suisses ;

Où la taupe et les traîtres ne sont – évidemment – jamais ceux que l’on soupçonne ;

Où l’on joue au croquet à Singapour comme au Maroc ;

Où l’on découvre le kangourou caché dans La Condition humaine ;

Où l’on apprend qu’il est difficile de rédiger une dissertation de philosophie en surveillant deux messieurs d’âge mûr en imperméable dans une librairie.


Comment en suis-je arrivée là ?


Dans la perspective d’un long voyage en train cet été, j’étais lors de mes visites (fréquentes) en librairie en mode « pavé » : Waltenberg me saute aux yeux, la 4e de couverture m’emballe (ce qui est rarement le cas) ; et me voilà embarquée (oui, je n’ai pas tenu le coup jusqu’à cet été !)

De quoi s’agit-il ?

Difficile à résumer en quelques lignes, pour ne pas dire carrément impossible ! On a là affaire à un roman qui embrasse le siècle, de 1914 à 1991, et qui prend sa cohérence comme a posteriori, dans le dernier chapitre. Les personnages sont très nombreux – mais l’on s’y retrouve assez vite, quand bien même quelques doutes persistent – les temps du récit mutiples avec des projections ou des retours dans le temps multipliés à l’envi. Il y a quand même un fil directeur dans tout ça, bien retranscrit par le bandeau de Gallimard, « une taupe dans le siècle », c’est tout à fait ça.

La citation

« La locomotive et le kangourou. Où l’on voit que la guerre du Rif reste une obsession pour Max Goffard. Où Lilstein vous raconte l’histoire du cocher Selifane et vous demande de toujours penser librement. Où il est question de cyanure et de caramels mous. Où Lilstein essaie de vous traduire ce qu’il entend par Menscheit. Où la conversation entre Max Goffard et son auteur tourne très mal. Où de Vèze décide de faire du pied à sa voisine de table » [en-tête du chapitre 8], p. 439.

Ce que j’en ai pensé :

Pour autant il ne faut pas vraiment lire Waltenberg comme un « vrai » roman d’espionnage. On lit ici une fresque impressionnante, qui naît d’un projet ambitieux, et donne lieu à une œuvre foisonnante, d’une densité incroyable. C’est une œuvre d’une érudition incroyable – mais c’est un roman rythmé, entraînant, où l’on passe en quelques paragraphes des charges de cavalerie en 1914 aux réceptions de Lyautey au Maroc ou à la répression de l’insurrection de Budapest, où l’on croise aussi bien Malraux que Staline, et où l’on apprend même que la marine britannique a continué à fonctionner à contre-courant de toutes les autres marines du monde pendant quelques années, ayant maintenu les anciens ordres où bâbord et tribord étaient inversés, ce qui n’a pas manqué d’entraîner quelques incidents … Les têtes de chapitre, à l’ « ancienne », sont délicieuses, et je me permets d’ailleurs très modestement d’en reprendre le principe pour commencer mes billets, tant je le trouve séduisant. Bref, un roman foisonnant, très dense voir même touffu (parfois trop … ce n’est pas le livre qu’il faut prendre en se couchant à une heure avancée …). Au total, Kaddour finit part composer un tableau subtil et complexe qui fait ressurgir toute la culture européenne, dans sa richesse et ses ambiguïtés : la fin de la Belle-Epoque, l’entre-deux-guerres, la guerre froide, la décolonisation … au travers d’un enchevêtrement extrême, d’un travail en plusieurs « couches » avec un métier constamment remis sur l’ouvrage. Un roman vertigineux et fascinant.

Paru en 2005 – en poche chez Folio – 9,70 euros – 814 p.

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