Cette vie, Karel Schoeman


"D'où venaient cette animosité, cette discorde, cette jalousie ? Nous vivions dans la même maison, partagions la même cour, travaillions la même terre, connaissions la même misère, et faisions face aux mêmes dangers et aux mêmes menaces, condamnés à nous entraider sur ces hauteurs hostiles, inextricablement liés les uns aux autres dans notre isolement, et pourtant irrémédiablement divisés, sans espoir de trouver un jour un remède à nos dissensions. "

Le Roggeveld (le champ de seigle, étymologiquement), deuxième moitié du XXe siècle, terre aride, froide et désolée, inhospitalière mais pourtant âprement belle. La narratrice, une vieille femme abandonnée ou presque, est au soir de sa vie, et elle se souvient. Sa mémoire s'embrouille, souvent, mais il lui faut, envers et contre tout, reconstituer ce fil de la vie. En apparence, il ne se passe rien, et pourtant, quelle force se dégage de ce roman ! Avec son écriture limpide et comme évidente, délicate et précise, bref, avec sa présence et l'originalité de sa voix, Schoeman déploie une réflexion d'une richesse inouïe sous une forme apparemment simple.

Il y a d'abord ce travail sur la mémoire. La morne lande, l'entrelacement des souvenirs et des générations : voilà qui rappelle Les Hauts de Hurlevent (ce qui, comme chacun sait, n'est pas pour me déplaire). Schoeman tisse brin à brin sa narration, reflétant les caprices de la mémoire, les incertitudes des souvenirs, la relecture et la réinterprétation. Vraiment, c'est brillant.

Puis ce cheminement sur les âges de la vie, auquel réponde une réflexion métaphysique profonde sur la solitude et la finitude. A l'enfance revisitée sous un jour idyllique ("Comme c'est étrange de songer aujourd'hui qu'à une époque, je pouvais me réveiller en pleine nuit sans me poser de questions, sans réfléchir ni me souvenir, et me rendormir sans problème, blottie dans l'immense obscurité, protégée par la maison et rassurée par la présence des gens qui m'entouraient et dormaient dans les pièces voisines") succèdent les troubles adolescents et les déceptions d'un âge adulte qui laisse encore plus la narratrice sur le bord du chemin, comme à l'écart de sa propre existence. Une vie en marge, une vie d'occasions manquées, où grandir, c'est clairement perdre. Un effacement recherché et subi à la fois, qui donne à la narratrice une posture d'observatrice distanciée.

"Je me souviens encore du sentiment d'abandon qui s'empara de moi, assise avec l'enfant sur le banc devant la maison, contemplant le veld qui s'estompait peu à peu dans le soleil du soir, immense et infini, jusqu'à l'horizon : le banc, l'enfant près de moi, l'enfant sur mes genoux - que faisais-je donc ? - et, devant moi, le vide dans la lumière du soir. C'est alors que je compris à quel point j'étais seule."

Mais Cette vie s'inscrit dans une trame historique, et en ce sens a une portée à la fois sociale et politique (Schoeman est un remuant personnage connu pour son engagement). L'existence dans le Roggeveld est difficile, ennuyeuse, enfermée dans des cycles répétitifs abrutissants (la répétition constante de la transhumance bisannuelle entre le plateau et la plaine). A la dureté des rapports familiaux (père-enfants, hommes-femmes, mari-épouse) répond la dureté des rapports sociaux (dominant-dominé), sclérosés par des conventions rigides et des rapports de force silencieux mais brutaux, hiérarchisant jusqu'à la caricature (le Blanc propriétaire, les métis, les domestiques qui dorment au pied du lit des maîtres, les domestiques qui dorment près de la cheminée, les bergers qui construisent leur propre abri, les Boers errants en dessous de tout qui survivent en mendiant aux propriétaires des pâturages pour leurs quelques moutons galeux).

Un roman sublime et bouleversant, et la découverte d'une voix étonnante. Une invitation à connaître d'autres œuvres.

"Les pierres entassées là il y a longtemps se désagrègent, s'effondrent, et plus rien ne permet de les distinguer au milieu des corniches, des affleurements et des crêtes dans le paysage de pierre plat et gris."

Commentaires

  1. je l'ai lu lors de sa parution et c'est une des plus belles lectures de cette année à, vraiment en tous points magnifique, j'ai beaucoup aimé ses autres romans traduits mais celui là est vraiment le plus beau

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    1. Merci Dominique, je suis toujours heureuse de partager ces coups de coeur sur ces lectures qui ne sont pas forcément très courantes ! Que me conseillerais-tu d'autre de Schoeman pour continuer ?

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  2. un roman que je ne connais pas, mais cela donne envie!

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  3. Cela me touche. J'espère qu'il vous plaira !

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