Dans le jardin de la bête, Erik Larson

Me voilà enfin arrivée au terme du gros pavé d'Erik Larson, sur les débuts du nazisme vu par les yeux de Dodd, l'iconoclaste ambassadeur américain à Berlin de l'époque. Somme inclasssable, travail de titan, Dans le jardin de la bête surprend, déroute souvent, tombe des mains parfois, tant la forme est surprenante, à mi-chemin entre le thriller haletant et la thèse d'histoire. Pourtant, une fois dépassées ces premières impressions, le bouquin est captivant de bout en bout.

Sur une période étonnamment courte, qui court pour l'essentiel de l'été 1933 à la Nuit des Longs Couteaux (la période 1934-1937 est traitée de manière plus elliptique en fin d'ouvrage), le lecteur assiste, aussi impuissant que le germanophile Dodd, à la montée en puissance d'Hitler et à la mise en pas (Gleichschaltung), aussi insidieuse que brutale, de la société allemande, qui se réalise avec une rapidité stupéfiante (bien qu'on en connaisse l'histoire et l'issue).

L'ouvrage de Larson fourmille de portraits passionnants, dans une galerie qui démontre bien la complexité d'une époque dont les enjeux ne sont pas immédiatement lisibles aux acteurs. On est ainsi  tour à tour soufflé par la lucidité du consul Messersmih, révolté par l'aveuglement des Etats européens, étonné de la naïveté de Dodd, choqué par les opinions de sa volage fille Martha, admiratif devant la prise de conscience progressive de la famille, qui ira jusqu'à une attitude de résistance face au nazisme, touché par les désillusions et les déceptions, y compris au sein du camp nazi.

Deux intérêts majeurs à cet ouvrage.

D'abord, le travail de l'écrivain, impressionnant, avec un appareil critique digne d'un travail de recherche universitaire, où tous les éléments historiques sont avérés et sourcés, y compris dans les moindres détails (ameublement de la résidence de l'ambassadeur, menus de réception, emplois du temps des membres de la famille, histoires d'amour de Martha, correspondances, conversations ...). Le travail de fourmi, d'une patience folle, soigné et fouillé à l'extrême, force indubitablement l'admiration même s'il donne parfois le tournis.

"Mais sous la surface, l'Allemagne subissait une révolution rapide et radicale qui pénétrait au coeur de l'étoffe de la vie quotidienne. Elle s'était produite silencieusement, et, pour la majeure partie, à l'abri des regards superficiels."

Ensuite, Dans le jardin de la bête constitue un document irremplaçable sur la construction du système nazi dans les premières années, vu à la fois de l'intérieur et de l'extérieur dans le monde protégé des diplomates étrangers, en redonnant toute son importance à la Nuit des Longs Couteaux, l'un de ces moments où l'histoire bascule.

Dès 1933, de fait, tous les éléments sont en place ou presque : la censure, le contrôle de la société et des individus, qui va croissant, son verrouillage par la terreur (le n°7 de la Prinz-Albrecht-strasse, siège de la Gestapo, fait déjà trembler d'effroi les Berlinois en 1934), les camps, les rivalités internes de pouvoir entre les Nazis, la persécution des Juifs. Le soupçon et l'angoisse s'insinuent progressivement, jusqu'à culminer en "un maëlstrom de tension et de peur" (voir le récit de la Nuit des longs couteaux, entre terreur, incrédulité et paranoïa).

Une étude de climat, en somme, que je n'avais jusqu'à présent entrevu que dans des romans d'époque, ceux de Fallada par exemple (que l'on croise d'ailleurs dans le livre), par exemple avec Seul dans Berlin ; un intérêt pour les débuts du régime qui fait écho à celui porté à sa fin extrême dans le très bon roman de Birkefeld et Hachmeister, Deux dans Berlin. Qui plus est, l'étude fine des enjeux de pouvoir entremêlés (SA/SS, Göring / Himmler, Hitler / Hindenburg, ambassadeur / département d'Etat américain etc.) est fascinante d'intérêt et de complexité.

Une plongée vertigineuse et terrifiante dans l'univers nazi, une vraie réussite, dont on ne sort pas indemne !

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