Quand j'étais Jane Eyre, Sheila Kohler


"Qui donc voudrait lire les écrits de la fille d'un obscur pasteur, installé au fin fond du Yorkshire ? Et qu'est-ce qu'elle a bien pu raconter ? Que sait-elle, ayant vécu la plus grande partie de sa vie isolée, préservée, protégée dans son presbytère reculé, sans rien autour d'elle sinon la lande nue, ses sœurs célibataires, sa tante célibataire, une vieille servante ignorante, un frère délinquant et un père pasteur ?"


Charlotte est à Manchester, et elle veille, telle une Antigone moderne, son vieux père aveuglé et affaibli. Elle écrit jour et nuit. C'est Jane Eyre qui est en train de naître sous sa plume, et elle tisse "sa propre vie dans la trame du roman".

"L'incendie consumera Thornfield et Berthe Rochester comme il aurait pu consumer leur presbytère et son frère si Emily ne n'avait sauvé. C'est Jane qui sauvera M. Rochester, tout comme Charlotte a sauvé son père, qu'elle lui a redonné vie en inversant leurs rôles".

Sheila Kohler tisse quant à elle la trame subtile et gracieuse d'un récit aux voix et aux temporalités emboîtées, qui résonne longtemps sur les étendues désertiques de la lande. Les échos successifs des personnages se répondent pour construire progressivement la toile délicate de la vie des soeurs Brontë, et c'est presque un travail de dentellière que l'auteur accomplit là. Les liens patiemment enchevêtrés entre les vies d'Anne, Charlotte, Emily, Branwell, et qui renvoient sans cesse à leurs romans et à leurs mondes imaginaires au travers d'un jeu de narration en miroir, charment dès les premières pages.

"Elle lève son crayon et quitte des yeux son carnet, écoutant l'horloge sonner l'heure dans l'escalier, tandis que la pluie cingle la maison, que le temps se déchaîne. Il a plu tous les jours depuis qu'ils sont rentrés. Le vent d'ouest mugit alentour. Elle écoute ses notes, sent ses assauts contre les murs, une présence qui perce et vrille, tels les cris des âmes sans repos. Elle entend le grattement des crayons de ses soeurs, le cliquetis des aiguilles à tricoter de la servante, un roulement sur le toit".

Dans les contrées désolées de la lande, on plonge au coeur de relations familiales complexes : trois soeurs qui se chérissent, tôt orphelines, ayant perdu très jeunes leurs soeurs aînées, grandissant sous la férule d'un père cultivé et indulgent, aux côtés d'un frère qui vit dans son monde, rendu à demi-fou par une déception amoureuse. Elles appartiennent à cette petite bourgeoisie trop peu fortunée pour espérer un beau mariage, ce qui leur donne une liberté inimaginable à l'époque pour des femmes, mais qui les contraint à occuper d'odieux emplois de gouvernante qui font leur malheur à toutes ... mais les inspirent aussi. Avec des mots d'une grande justesse, et une immense tendresse pour son personnage, Sheila Kohler dresse le portrait tout en nuances de cette extraordinaire fratrie, des soeurs laides et sans grâce, mais talentueuses et déterminées, et m'en ferait presque aimer Charlotte, moi qui suis une Emilidolâtre convaincue.

"Charlotte a pris la résolution de ne plus écrire de lettres pathétiques et suppliantes à son professeur, et de ne plus penser à lui, sauf à s'en inspirer pour son travail - ultime revanche. Elle a abandonné tout espoir pour ce frère qu'elle a tant aimé. Sa déception à son endroit est maintenant totale, à la mesure de son ancienne adulation. Leur ressemblance physique, leur promptitude à s'enflammer, l'ont déterminée à se détacher de lui. Elle transformera ces créatures faillibles en sujets qui serviront ses desseins. Elle s'inspirera de tous ceux qui l'ont rabrouée ou ignorée. Elle écrira en s'appuyant sur sa rage, sur la conscience de sa propre valeur, sur l'injustice que représente le rejet de ses écrits. Elle traitera de quelque chose qu'elle connaît bien : la passion."


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