Drôle de jeu, Roger Vailland


Je retrouve avec plaisir - et une certaine curiosité - Roger Vailland, deux ans environ après avoir découvert et dévoré 325 000 francs, excellent petit roman sur l'asservissement par le travail. On est loin des nouveautés, puisqu'il s'agit d'un roman paru pour la première fois en 1945.

Il est ici question de la Résistance en France pendant la Seconde guerre mondiale. Nous suivons les traces de Marat, étrange double de l'auteur avec ses trente-six ans, dans les rues de Paris et les chemins de la Bresse. Marat occupe un poste important, à la charnière entre un petit groupe (Rodrigue, Chloé et Frédéric) et un de chefs gaullistes de la Résistance, Caracalla, un tout jeune homme arrivé de Londres. Suite à une maladresse de ses "lieutenants", Marat est amené à rencontrer Annie, la fiancée de Frédéric, une bourgeoise engagée un peu par hasard dans la lutte clandestine du Parti communiste. Plusieurs personnages louches rôdent autour du groupe, à commencer par Mathilde, une femme fatale sur le retour, ancienne amie de Marat, qui fréquente dans tous les milieux de la collaboration.

Drôle de jeu a tout d'abord l'intérêt historique d'une oeuvre écrite au sortir de la guerre. C'est ce qui colore l'ambiance bien particulière du roman - le décor est celui du Paris des jardins (toutes les rencontres clandestines se font en extérieur), des couvre-feu, des alertes, et des troquets du marché noir, où l'on peut manger du beurre et de la viande à profusion, pourvu que l'on ait de quoi ! On y suit le quotidien des résistants dans la dernière année de l'Occupation. Le ton aussi est très caractéristique de cette période, par moments un peu désuet - mais sans la grandiloquence parfois indigeste de l'Armée des ombres, par exemple. Le style est simple, sobre, et n'a pas pris une ride.

Mais Drôle de jeu vaut surtout par sa réflexion sur l'humain. Le cadre n'apparaît presque que comme un prétexte à un questionnement sur l'engagement, compris dans toutes ses dimensions - et finalement, la toile de fond importe peu. Drôle de jeu dépasse de beaucoup le roman historique, auquel on ne peut pas vraiment l'apparenter.

Car résister, c'est d'abord être seul, tout en étant engagé dans un combat collectif, comme nous l'apprend Marat, page 48 : "C'est vrai, je mange seul, je dors seul, je parle seul. Un conspirateur est bien obligé de vivre seul : le métier l'exige. Je monologue à longueur de journée dans les rues et les jardins, les cafés et les restaurants, les trains et les gares, les salles d'attente et les chambres d'hôtel, ah ! j'aurais mené mon monologue intérieur dans tous les hôtels de France, zone sud et zone nord, commis voyageur en terrorisme. La Résistance, le terrorisme comme disent les journaux, est essentiellement une longue promenade solitaire avec toutes sortes de pensées, de souvenirs, de projets, d'amours secrètes et de rages étouffées, qu'on remâche sempiternellement, entre les rendez-vous d'une minute, entre deux signaux, entre deux messages attendus huit jours et qu'il faut aussitôt brûler, entre deux amis fusillés, entre les yeux des flics qui vous guettent, entre chaque station de l'interminable itinéraire qui mène - malheur à moi s'il n'y mène pas -, qui mène au grand jour de sang où seront lavées toutes les hontes".

Pour autant, il y a de belles histoires d'amitié, et de belles fidélités - aux camarades, à l'idéal - dans Drôle de jeu. De belles discussions aussi, comme entre Marat et Annie, cachés dans un champ bressan en attendant le sabotage d'un train. Entre les références intellectuelles, littéraires, et culturelles, on en découvre un peu plus sur l'auteur.

Au final un roman touchant, avec en fond des questions lancinantes et essentielles, au travers d'une méditation profonde sur la vie, la mort, les femmes, la liberté. Un auteur rare, et un livre très libre et précieux.

Pour prolonger, un autre grand acteur de la Résistance ayant écrit sur son expérience après la guerre : le fou de montagne, Frison-Roche, avec Les montagnards de la nuit.

Commentaires